Du 26août au 1erseptembre dernier s'est déroulée, au sein de l'Espace Mont-Blanc, à cheval sur trois pays, la France, l'Italie et la Suisse, la 21e édition de l'UTMB – acronyme pour désigner l'Ultra-Trail du Mont-Blanc. Cette année encore, tous les records ont été battus, du côté des coureurs comme de celui des spectateurs et des journalistes.
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L'UTMB, ou quatre lettres devenues mythiques, qui font converger à Chamonix depuis vingtans les traileurs du monde entier fascinés à la fois par l'épreuve et par le lieu. Rarement dans le monde de la course à piedun événement a produit autant d'images, a été autant plébiscité mais aussi a fait couler autant d'encre. Comme tout événement, l'UTMB s'apparente à un construit social et économique vivant qui a évolué avec le temps en privilégiant une surenchère permanente sur les plans économique, technologiqueet médiatique, à l'image des grands événements internationaux. Cette trajectoire a favorisé la montée en puissance de la controverse, alimentée par un certain nombre d'observateurs et de coureurs qui pointent des dérives marchandes, environnementales et sociales.
Une dérive marchande progressive
Dès le début des années 2010, l'UTMB connaît une crise de croissance qui cristallise une forme d'ambiguïté entre le respect des valeurs d'origine et un processus de marchandisation qui génère des externalités négatives. L'augmentation continue des prix d'inscription, la démesure du Salon de l'ultra-trail, l'inégale répartition des bénéfices, l'attribution de primes aux vainqueurs et la vente des droits à l'image sont les principaux griefs soulevés.
Mais ce sontbien les premières années de la décennie 2020, avec la création d'UTMB Group en2021et l'entrée de l'entreprise IronMan dans la gouvernance, qui accélèrent le côté business et provoquent alors une forme de déshumanisation des rapports humains, soulignée par certains bénévoles qui quittent alors le vaisseau UTMB. L'édition anniversaire de2023a renforcé le caractère mercantile, tant elle a repoussé les limites du possible, déchaîné les passions et multiplié les excès en matière de communication comme sur le plan économique. Le choix du sponsor Dacia, la présence envahissante des marques et l'extension du circuit mondial illustrent bien nos propos. Au jeu du toujours plus d'argent, l'UTMB gagne chaque année, car c'est un cran au-dessus à chaque nouvelle édition.
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Une dérive environnementale
Certes, les organisateurs de l'UTMB se sont positionnés d'emblée pour un événement soucieux de respecter l'environnement et ont mis en œuvre différentes actions allant dans ce sens: plan de transport en commun dédié, obtention du label WWF, convention de partenariat entre l'UTMB, le Conservatoire des espaces naturels de Haute-Savoie et l'université Savoie-Mont-Blanc.
Mais ces dernières ne sont pas à la hauteur de la fréquentation grandissante et des enjeux environnementaux de l'Espace Mont-Blanc, particulièrement sensible à la pollution et au réchauffement climatique. Faire venir autant de monde sur les sentiers et les routes du Mont-Blanc génère irrémédiablement des effets néfastes pour sonterritoire particulièrement vulnérable.
L'empreinte carbone de l'événement se trouveirrémédiablement amplifiée en raison d'une surfréquentation des lieux. Le bilan carbone réalisé par WWF lors de l'édition2019à la demande des organisateurs en témoigne. En prenant en compte uniquement les coureurs et leurs accompagnants, WWF l'a estimé à 11610 tonnes équivalent CO2, soit un chiffre catastrophique qui équivaut au bilan d'un Grand Prix de Formule 1», si l'on en croit Justin Carrette (Reporterre, 28août 2023). Seule une véritable étude d'impact environnemental menée par un organisme indépendant permettrait de fournir des chiffres incontestables.
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Une dérive sociale
Si l'UTMB peut être considéré comme un événement fédérateur pour les acteurs locaux et les bénévoles, l'accessibilité à cet événement de coureurs de tous horizons sociauxn'est-elle pas un leurre aujourd'hui si l'on examinel'augmentation incontrôlée du prix du dossard et le coût d'une semaine à Chamonix? Les déclarations d'intention se substituent en fait à de véritables études sociologiques sur le profil des coureurs. Le croisement des éléments en notre possession montre que laconstellation populaire des employés et des ouvriers est nettement moins représentée que la constellation centraledes cadres supérieurs et professions libérales (Bessy, 2024).
De plus, la politique de solidarité affichée par les organisateurs qui permet de collecter des fonds au profit d'associations partenairesdoit être questionnée. Selon Claude Mirodatos (1), «on retrouve là la combinaison du business et de la bonne conscience, s'appuyant sur des organisations à finalité caritative mais idéologiquement plus orientées vers la charité que vers la solidarité».Enfin, on peut observer des problèmes d'acceptabilité sociale soulevés par un nombre croissant d'habitants aujourd'hui en colère face au gigantisme de l'événement, qui, selon eux, confisque l'espace public pendant plusieurs jours.
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Ces trois dérives font de l'UTMB aujourd'hui un avatar de l'hypermodernité dans la mesure où cet événement magnifie les valeurs du modèle sociétal dominant qui nous gouverne. On peut donc faire l'hypothèse que le modèle économique choisi par l'UTMB ne semble pas être le meilleur pour concevoir un produit à forte valence humaine, sociale et environnementale. Le découplage entre logique de rentabilité et logique de responsabilité, encore observable lors de l'édition2024malgré l'appel au boycott lancé au début de l'année 2024, le confirme bien. Cependant, les organisateurs de cet événement ont-ils le choixd'agir autrement? Leur marge de manœuvre est étroite tant ils sont pris dans un système d'injonctions contradictoires.
L'UTMBprisonnier d'un système d'injonctions contradictoires
La première contradiction réside dans l'écart existant entre l'enjeu social de répondre à une demande toujours plus grande et l'enjeu environnemental de laisser l'empreinte la moins forte possible sur le territoire. Les organisateurs sont ainsi soumis à une pression sociale considérable alimentée par le nombre croissant de postulants. Dans le même temps, les exigences environnementales ne font qu'augmenter, en lien avec une prise de conscience plus forte des acteurs. La deuxième contradiction se situe entre un lieu mythique et un événement sobre. Si les organisateurs veulent conserver le statut de «sommet mondial de l'ultra-trail» et l'image internationale de Chamonix, ils se doivent d'être à la hauteur. Terre de défis et d'exploits en tout genre, berceau mondial de l'alpinisme et haut lieu touristique, le Mont-Blanc ne peut se contenter d'un événement d'envergure nationale. Chamonix n'a-t-elle pas toujours recherché l'excellence sportive, la reconnaissance internationaleet un tourisme mondial? Autre contradiction: celle entre la mondialisation de la population chamoniarde et un événementnationalement calibré. Chamonix est devenue une capitale cosmopolite où vivent des Anglais, des Américains et des Néo-Zélandais favorables à la mondialisation de l'événement. Véritable «melting-pot», Chamonix est passée en quelques années d'une logique identitaire valléenne à une logique identitaire planétaire.
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On peut aussi citer la contradiction entre le développement mondial du trail et un événement qui limite les flux planétaires: elle renvoie à l'explosion du nombre de pratiquants (1,5million en France, 10millions en Europe et 20millions dans le monde, d'après l'IAAF en 2022), stimulée par l'arrivée sur le marché d'IronMan en2017et relayée par des médias numériques toujours plus puissants, qui obligent l'UTMB à évoluer de concert. «Si nous ne l'avions pas fait, une entreprise étrangère l'aurait fait à notre place. Autant que ce soit nous», déclare un membre de l'équipe organisatrice.Le caractère inéluctable de l'évolution de l'UTMB est ici clairement exprimé. Sans oublier la contradiction entre la reconnaissance institutionnelle du trail et le développement économique de la pratique à l'échelle mondiale: celle-ci doit être éclairée afin de comprendre le jeu des acteurs en présence, notamment celui joué par les organisateurs de l'UTMB, vis-à-vis des acteurs sportifs (ITRA, IAAF, CIO…) et économiques (équipementiers, grandes marques…). Comme d'autres pratiques sportives avant elle (escalade, surf, VTT…), la professionnalisation du trail est en cours et elle contient des enjeux économiques en cascade pour tous ces acteurs.
Identifier ces injonctions contradictoires inhérentes à l'hypermodernité permet d'analyser autrement la logique de développement économique et le nouveau circuit mondial mis en place par les organisateurs de l'UTMB. Cet éclairage aide à mieux comprendre la surenchère dans laquelle est tombé cet événement, victime d'un système qu'il contribue cependant à conforter. Néanmoins, des questions demeurentet alimentent aujourd'hui la controverse. L'UTMB va-t-il poursuivre sa logique d'accélération ou commencer à décroîtrepour être davantage en phase avec son discours sur l'environnement?L'UTMB va-t-il se donner les moyens de devenir un événement vraiment écoresponsable? La ville de Chamonix peut-elle continuer à accueillir un événement de cette taille sans s'exposer à des problèmes d'acceptation environnementale et sociale soulevés par sa population?
Cet article s'inspire du dernier ouvrage d'Olivier Bessy, sorti en août2024«20 Ans d'UTMB. De la construction du mytheà l'incarnation d'un avatar de l'hypermodernité.
(1) Claude Morodatos, «Ultra-trail: l'ultra-endurance et le business», dansLa Vie de la recherche scientifique (VRS) n°434, juillet, août, septembre2023